(pubblicato su "Cités", 29 ; 2007, pp. 13-24)
1. Dans le sillage de Carl Schmitt, le révisionnisme historique s’est ingénié à voir le XXe siècle comme celui de la guerre civile internationale : l’appel lancé par Lénine à la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire », et donc la confrontation à l’échelle planétaire et dans chaque pays entre le communisme et l’anticommunisme, entre l’économie collectiviste et le capitalisme, en seraient l’aspect central. En réalité, même en voulant faire abstraction du premier conflit mondial, qui a éclaté trois ans avant la Révolution d’octobre, certaines modalités du second sont en elles-mêmes significatives : ce dernier éclate presque deux ans avant l’invasion de l’Union soviétique et se conclue formellement par le bombardement atomique infligé par un pays capitaliste (les Etats-Unis) à un autre pays capitaliste (le Japon). La lecture suggérée par le révisionnisme historique n’est pas convaincante, même pour la prétendue guerre froide : l’llqsesso lLLzasdfglldmgsflksdmgjfglksdmjfainsisqfd&aain le monde apparaît ainsi dans ces années comme lacéré entre deux blocs opposés, définis en termes strictement idéologiques, le communisme et l’anticommunisme. C’est oublier les points cruciaux que constituent le rapprochement sino-américain des années 70 et l’ « alliance de facto » contre l’Union soviétique, qui à son tour cherche à entraîner les Etats-Unis dans une « quasi-alliance contre la Chine »[1]. D’autre part, dès 1948, la Yougoslavie avait rompu avec Moscou et, avec la signature du « pacte balkanique » de 1953 qui la liait étroitement à la Turquie et à la Grèce, elle était devenue une sorte de membre externe de l’OTAN. La référence commune au marxisme et au communisme n’empêche pas les déchirements profonds du « camp socialiste » et l’alliance ou la tentative d’alliance de certains de ses membres avec l’ennemi idéologique.
On peut observer le même phénomène, bien qu’atténué, dans le camp occidental. En 1946, Ernest Bevin, ministre britannique des Affaires Etrangères, voit le monde tendanciellement divisé en « trois grandes doctrines Monroe », prônées respectivement par les Etats-Unis, l’Union soviétique et la Grande-Bretagne[2]. A vrai dire, c’est en premier lieu Washington qui menace la zone d’influence revendiquée par Londres, Washington qui éprouve une « frustration » due à la « présence impériale britannique permanente » au Moyen-Orient : d’où l’encouragement au coup d’Etat qui en juillet 1952 renverse en Egypte le régime pro-anglais de Farouk[3]. Lorsque quatre années plus tard, à l’occasion de la crise de Suez, la Grande-Bretagne (alliée à cette époque à la France et à Israël) cherche à remettre la main sur le pays qui avait échappé à son contrôle, elle se voit opposer un sévère avertissement des Etats-Unis. L’affaire se termine par l’annonce, le 9 mars 1957, de la doctrine Eisenhower : « l’aire générale du Moyen Orient » devient désormais « vitale » pour les « intérêts nationaux » américains [4]; une zone d’une importance stratégique décisive passe ainsi du contrôle de la Grande-Bretagne à celui des Etats-Unis. L’accomplissement du « siècle américain » impose non seulement la défaite de ses ennemis mais également le démantèlement de l’empire colonial traditionnel de ses alliés subalternes.
Dans ce cas, comment expliquer la lecture du XXe siècle chère au révisionnisme historique ? Chez Ernst Nolte, le fait d’accuser les bolcheviks d’avoir déclenché la guerre civile internationale finit par jeter une lumière sinon plus favorable, en tout cas plus complaisante sur les « partis de la contre-guerre civile, fascisme et national-socialisme ». Selon Nolte, il faut au moins reconnaître un mérite à ces derniers : ils ont eu « historiquement raison de s’opposer » aux tentatives faites par le « communisme millénariste et violent » d’abattre le système fondé sur l’« économie mondiale de marché ». Mussolini et Hitler ont servi objectivement d’avant-garde : « les États-Unis se tenaient depuis longtemps en dehors de cette guerre civile [...], trop facilement sous-évaluée, et ce, malgré leur rang de “puissance principale du capitalisme” ». Dans cette perspective, l’OTAN apparaît comme la réalisation tardive de la grande alliance occidentale que le nazisme avait déjà cherché, quoique encore très grossièrement, à mettre en place.
On voit bien ici la continuité avec les leitmotivs idéologiques agités en particulier par Hitler, convaincu qu’il était de pouvoir arracher « pacifiquement » la reconnaissance du « droit » de l’Allemagne à édifier elle-même son empire, en accord avec les autres grandes puissances de l’Occident tout en respectant entièrement leur empire ou leurs zones d’influence. Mein Kampf se prononce contre l’expansion coloniale outremer mais pour l’édification d’un empire continental en Europe orientale, pour éviter également un conflit avec l’Angleterre et les Etats-Unis. A partir de l’arrivée au pouvoir des bolcheviks – avait écrit Spengler – la Russie a jeté le « masque “blanc” », pour devenir « de nouveau une grande puissance asiatique, mongole », partie intégrante désormais de la « population de couleur de la terre entière », haïssant l’« humanité blanche ». Selon Hitler, l’Allemagne devait mener une mission civilisatrice en Europe orientale analogue à celles menées en Inde par l’Angleterre et au Far West par les Etats-Unis. En 1937, le Daily Mail rapporte une lettre du Führer où celui-ci, après avoir célébré « l’attitude coloniale historiquement unique et la force navale de la Grande-Bretagne », souhaite l’accord avec l’Allemagne, auquel doit s’adjoindre l’« adhésion de la nation américaine », de manière à tenir bien haut le drapeau du « peuple blanc ».
Si l’unité de l’Occident et de la race blanche ou aryenne s’évanouit, malgré la nécessité évidente de faire front commun contre le péril que représentent le bolchevisme et les peuples de couleur, cela ne peut être que le résultat de la conjuration d’un peuple substantiellement étranger à l’Occident. D’où le tristement célèbre « avertissement » lancé par Hitler, le 30 janvier 1939, qui annonce déjà la « solution finale » : « Si le capital juif international européen et extra-européen réussit à précipiter les nations dans une guerre mondiale, le résultat ne sera pas la bolchevisation du monde et donc la victoire du judaïsme, mais l’anéantissement de la race juive en Europe. » Ce thème sera repris ultérieurement après le déclenchement de l’opération Barbarossa : l’attachement tenace à l’alliance contre le Troisième Reich dont la Grande-Bretagne et les Etats-Unis font preuve, malgré la lutte qui fait rage entre le communisme et l’anticommunisme, ou encore entre la barbarie et la civilisation, peut s’expliquer non par la persistance des rivalités nationales et encore moins par des sentiments antifascistes, mais seulement par la judaïsation qui a dénaturé les groupes dirigeants de ces pays : selon Hitler, le ministre anglais de la guerre est un « juif marocain » et du « sang juif » coule dans les veines de Roosevelt. Le journal de Goebbels (note du 12 mars 1942) est encore plus éloquent : les élites anglaises « à cause des mariages juifs sont si profondément infectées par le judaïsme qu’elles ne sont plus en mesure de penser de manière anglaise »[5]. Sans l’agent pathogène que représente le judaïsme, la guerre civile internationale entre le communisme et l’anticommunisme serait apparue dans toute sa pureté. Il est « paradoxal » – affirme Nolte – que le second conflit mondial n’ait pas impliqué l’Union soviétique pendant presque deux ans [6]. Mais suffit-il de se réfugier dans le « paradoxe » pour sauver la crédibilité du concept de guerre civile internationale ?
2. Avant les rivalités des autres grandes puissances, l’expansionnisme sans freins du Troisième Reich suscite la résistance des pays et des peuples agressés. Nous arrivons ainsi au refoulement principal du révisionnisme historique, celui qui concerne la question coloniale et nationale. Ce que le révisionnisme historique oublie, c’est qu’en plus de l’appel à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire, les bolcheviks lancent aussi un appel aux esclaves des colonies à briser leurs chaînes et donc à mener des guerres de libération nationale contre la domination des grandes puissances. Un tel refoulement empêche de cerner ce qu’est le fascisme nazi, qui se présente aussi comme un mouvement de réaction à ce second appel. Ce n’est pas un hasard : trois pays mettent le feu aux poudres, trois pays qui, ayant rejoint tardivement le banquet colonial, se voient frustrés dans leurs ambitions et directement menacés par l’anti-colonialisme montant. Ainsi, le Japon cherche son « espace vital » en Asie ; l'Italie en premier lieu en Ethiopie et en Albanie ; l’Allemagne dans les Balkans et avant tout dans les immenses espaces de la Russie et de l’Europe orientale. Avant d’attaquer la Pologne et l’Union soviétique, Hitler démembre la Tchécoslovaquie et déclare explicitement que la Bohême-Moravie est un « protectorat » du Troisième Reich : le langage et les institutions de la tradition coloniale sont clairement revendiqués et leur cadre d’application étendu également à l’Europe orientale.
C’est pour cette raison que le second conflit mondial présente dès le départ des caractéristiques bien différentes du premier, la différence principale étant mise en évidence par l’émergence d’un nouveau sujet politique. D’une certaine manière, ce sujet s’est déjà présenté entre 1914 et 1918 avec l’enrôlement de troupes de couleur dans les rangs de l’Entente, dans le cadre d’un combat dont celles-ci ignorent cependant la signification. Vingt ans après, des mouvements de libération s’opposent à la nouvelle vague d’expansion coloniale promue par les Etats agresseurs et ces mouvements ont désormais conquis la subjectivité politique grâce également à la césure temporelle que constitue la Révolution d’octobre.
Si, après la fin de la première guerre mondiale, malgré les promesses faites aux peuples dont elles avaient besoin comme chair à canon, les puissances victorieuses non seulement maintiennent leur empire intact mais réussissent également à s’approprier tranquillement le butin colonial laissé par les vaincus (pensons particulièrement au Moyen-Orient), le contexte change radicalement avec la seconde guerre mondiale. La Résistance antifasciste se présente comme un phénomène international qui touche un éventail très large de pays, dont beaucoup d’entre eux se trouvent ou se sont trouvés réduits à des conditions coloniales ou semi-coloniales. On comprend donc bien que cette révolution qui s’est développée au plan mondial se prolonge après 1945 en un mouvement impétueux de lutte anti-coloniale qui touche tous les continents, augmente considérablement le nombre des pays indépendants et transforme radicalement la face de la planète. Si l’on regarde attentivement, les luttes et les révolutions nationales ont joué au XXe siècle un rôle bien plus important qu’au XIXe, quand leur champ d’action se cantonnait à l’Europe.
Le problème que nous connaissons déjà se pose de nouveau : pourquoi dans l’interprétation du XXe siècle, le révisionnisme historique fait-il de la guerre civile internationale son concept central ? En quoi la résistance nationale des pays et des peuples confrontés à la nouvelle vague de colonisation est-elle ainsi occultée ? Schmitt légitime l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini de cette façon : l’Italie fasciste a raison de considérer et de traiter « le Négus non comme un chef d’Etat mais comme un chef de bande, dont le pouvoir féodal sur des tribus féodales est extrêmement problématique », donc comme un sujet qui ne peut en aucune manière jouir des droits d’un « membre de la communauté générale du droit international » : de plus l’Ethiopie, « possession du Négus, ne manifeste ni sur le plan éthico-juridique, ni sur le plan de l’organisation, ce minimum sans lequel nous ne pouvons parler d’un Etat, et donc non plus d’un membre effectif de la communauté du droit international ». Trois ans après, à l’occasion du démembrement de la Tchécoslovaquie et de la mise en place du protectorat de Bohème-Moravie, Schmitt argumente de la même manière : « le droit international présuppose dans chaque Etat un minimum d’organisation sur le plan interne et de force de résistance sur le plan externe » : « un peuple incapable » de se donner un Etat à la hauteur de la guerre moderne, ne peut être considéré comme un « sujet du droit international ». Comme l’Ethiopie « n’était pas un Etat », la Tchécoslovaquie ne l’est pas non plus. C’est aussi l’opinion de Hitler qui, dans ses propos de table, assimile la guerre avec les « indigènes » de l’Europe orientale à la « guerre de Peaux-Rouges », à la lutte « qu’on livrait aux Indiens en Amérique du Nord ». Dans un cas comme dans l’autre, « c’est la race la plus forte qui triomphera », et qui triomphera avec les modalités propres à la guerre coloniale : « dans l’histoire de l’expansion de la puissance des grands peuples, les méthodes les plus radicales ont toujours été appliquées avec succès »[7].
Dans cette optique, il est évident que la résistance qu’opposent ces « indigènes » ou « Indiens » n’a pas un caractère national ; c’est simplement la tentative de tribus barbares de s’opposer à la marche irrésistible et bénéfique de la civilisation. L’idéologie propre à la tradition coloniale est reprise et radicalisée à l’extrême : les peuples de l’Europe orientale subissent une sorte de déclassement racial, un déclassement d’autant plus compréhensible pour un pays comme la Russie dont la Révolution d’octobre a arraché le « masque blanc ». C’est ici l’élément nouveau le plus important : le conflit international entre les peuples de couleur et la race blanche se structure au même moment comme un conflit international entre le communisme et l’anticommunisme. Les peuples de couleur y sont incités par Moscou mais aussi et en premier lieu par le judaïsme international. Ce dernier attaque la race blanche non seulement à travers la révolution bolchevique, avec l’agitation et la révolte qui se répandent dans les colonies, mais aussi à l’intérieur de l’Occident, en essayant d’infecter et de paralyser la race blanche. Des troupes de couleur ont également fait partie de l’armée d’occupation française en Allemagne dans les années qui ont immédiatement suivi la première guerre mondiale. Ceux qui étaient décriés par une large opinion publique comme les « bâtards du Rhin » (Rheinlandbastarde) ont laissé des traces de leur présence. C’était le résultat – expliquait Mein Kampf – de la politique menée de façon perfide par la France judaïsée de la Troisième République, qui par cela même mettait « sourdement en danger […] l’existence (Bestand) de la race blanche en Europe ». Pour Hitler tout était clair : « La contamination pestilentielle provoquée par l’afflux de sang nègre sur le Rhin, au cœur de l’Europe, répond aussi bien à la soif de vengeance sadique et perverse de cet ennemi chauvin et héréditaire de notre peuple [les Français] qu’au froid calcul du Juif, qui y voit le moyen de commencer l’abâtardissement du continent européen en son centre et, en infectant la race blanche avec le sang d’une basse humanité, d’arracher à la race blanche les fondements de son existence en tant que race dominante (die Grundlagen zu einer selbstherrlichen Existenz). »
C’est un thème récurrent dans Mein Kampf : «Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort. Par tous les moyens il cherche à ruiner les bases raciales du peuple qu’il veut subjuguer. De même qu’il corrompt systématiquement les femmes et les jeunes filles, il ne craint pas d’abattre de façon radicale, pour les autres peuples, les barrières du sang. Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même pensée secrète et le même but évident : détruire, par l’abâtardissement résultant du métissage, cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est élevée et devenir ses maîtres. »[8]
On sait comment Schmitt et le révisionnisme historique cherchent à relativiser les infamies du Troisième Reich et à les mettre en quelque sorte au compte de la Révolution d’octobre. En mettant fin à la guerre normale entre Etats, les bolcheviks ont appelé à transformer celle-ci en guerre civile internationale, où s’effacent les limites du jus publicum europaeum et la fureur idéologique peut alors se déchaîner sans freins : comme dans la Russie soviétique ce sont les « classes exploiteuses » qui sont les victimes privilégiées, de même en Allemagne les victimes sont les Juifs, perçus comme les fomenteurs par excellence de la révolution communiste. Sauf que pour Hitler, comme le montrent les passages que nous venons de citer, les Juifs constituent une menace mortelle pour la race blanche et aryenne, indépendamment de l’activité politique allemande. Le crime horrible qu’ils ont commis, tant directement que par personnes interposées (par l’intermédiaire des noirs), a déjà eu lieu non dans la cabine électorale ou sur les places publiques, mais dans la chambre à coucher ! Il faut anéantir les Juifs non seulement en tant que bolcheviks mais aussi en tant que champions et orchestrateurs perfides de la révolte et de l’agitation des peuples de couleur. Le Troisième Reich se présente comme la tentative, mise en avant dans les conditions de guerre totale, de réaliser un régime de suprématie blanche et aryenne à l’échelle planétaire et sous hégémonie allemande. Donnons de nouveau la parole à Goebbels (journal du 13 mai 1943) : les Anglais sont « le peuple aryen qui présente le plus de marques d’enjuivement », et donc leur déclin politique est bien compréhensible et bien mérité. L’ascension du Troisième Reich est, elle aussi, compréhensible et méritée : « Les peuples qui ont reconnu et combattu le Juif plus que les autres leur arracherons la domination mondiale. »[9].
3. On voit bien comment sur ce point se confirme le rôle décisif de l’idéologie raciale et coloniale dans le nazisme. Avant l’opération Barbarossa, le Troisième Reich mène déjà une guerre d’anéantissement contre la Pologne, malgré l’anticommunisme et même l’antisémitisme des groupes dirigeants de ce pays : pour parler comme Schmitt, les règles du jus publicum europaeum présupposent une « homogénéité sur le plan de la civilisation », qui ne peut certes être reconnue ni à l’Ethiopie (à laquelle le juriste allemand fait explicitement référence) ni aux « indigènes » de l’Europe orientale. A l’Ouest, du moins avant l’avènement de la résistance des partisans, le Troisième Reich cherche en quelque sorte à respecter les règles, exception faite bien entendu pour les Juifs qui – écrit Goebbels dans une note de son journal du 19 août 1941 – constituent « un corps étranger au sein des nations civiles »[10] : le jus publicum europaeum s’applique pour eux moins que jamais!
Partant de ces présupposés la question nationale et coloniale finit par faire irruption en Europe occidentale. Selon Mein Kampf, en faisant appel « aux ressources des populations de couleur de son gigantesque empire », la France traverse désormais un processus de « négrification » (Vernegerung). Nous assistons même à la « naissance d’un Etat africain sur le sol de l’Europe » ; pour être exact, suite à la disparition des « derniers restes du sang franc », se dessine un « Etat mulâtre africano-européen », qui s’étend « du Rhin au Congo »[11]. On comprend donc aisément que ce pays, une fois vaincu, soit réduit à des conditions semi-coloniales, malgré les affinités idéologiques qui pourtant subsistent entre le gouvernement de Vichy et le Troisième Reich.
Le cas de l’Italie est peut-être encore plus éclairant. Pour un temps, Hitler voit en Mussolini un maître. Néanmoins, dès 1941, nombreux sont ceux en Allemagne qui considèrent les Italiens comme privés du « haut niveau exigé nécessairement pour un peuple de race blanche colonisateur » ; les méridionaux montrent clairement des traits « négroïdes », et l’on comprend donc bien qu’un médecin allemand caresse l’idée d’éviter les mariages entre Allemands et Italiens. Du reste, c’est Mussolini lui-même qui se lamente avec ses plus proches collaborateurs sur la tendance qu’ont les nazis à considérer les Italiens non comme un Herrenvolk mais comme un Sklavenvolk[12]. Puis à mesure que se dessine la « solution finale », le déclassement racial des Italiens, suspects de manque de zèle, s’accentue. Ribbentrop en vient même à taxer de « Juif honoraire » un représentant de premier plan du régime fasciste, à savoir le sous-secrétaire aux Affaires Etrangères Giuseppe Bastianini[13]. Après la chute du régime fasciste suite au coup d’Etat du 25 juillet 1943, Goebbels écrit (journal du 11 septembre) que les Italiens ont désormais « perdu tout droit à un Etat national de type moderne »[14]. Après avoir participé au déclenchement du conflit mondial avec des mots d’ordre explicitement impérialistes (la conquête de la place au soleil et le retour de l'Empire sur les « collines fatales de Rome »[15]), dans la suite des événements l’Italie se voit contrainte au combat pour éviter de devenir elle-même une province du Grand Reich allemand. L’Italie de Mussolini et la France de Vichy recouvrent leur indépendance à travers une résistance antifasciste qui est aussi une guerre de libération nationale : l’impérialisme hitlérien exacerbe même en Europe occidentale et dans les pays « alliés » cette question nationale, que le concept de guerre civile internationale cherche en vain à occulter.
4. En pleine continuité avec la défense de l’expansionnisme colonial de l'Italie fasciste et du Troisième Reich, même après la guerre, Schmitt nie toute légitimité aux mouvements de libération anti-coloniale, stigmatisés par lui comme expression de la guerre civile internationale déclenchée par Moscou. A ses yeux les révolutions en Algérie, en Indochine ou en Chine n’ont aucune autonomie. Et pourtant, le début de la révolution dans ce pays précède l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. De plus, on ne peut séparer la formation de la pensée politique de Lénine de la maturation de la vague anticolonialiste à partir du milieu du XIXe siècle : révolte des Cipayes en Inde ; mouvement des Taiping, des Boxers et, successivement, avènement de la république en Chine ; révolte du Mahdi en Afrique ; insurrection des Cubains contre la domination espagnole et guérilla des Philippins contre les Etats-Unis etc. La critique du capitalisme du dirigeant bolchevique comprend aussi la dénonciation de sa politique coloniale.
Mais tout cela est effacé ou refoulé. Le partisan du XXe siècle dans le Tiers Monde, « figure clé de l’histoire universelle », selon Schmitt, est soumis de fait à « une direction centralisée, internationale et supranationale, qui ne fournit aide et soutien qu’en fonction de ses propres buts »[16]. Au moment où le juriste allemand présente son argumentation, le désaccord entre Moscou et Pékin est en cours et la rupture se profile même déjà. C’est la conclusion d’un processus qui voit la révolution nationale et anti-coloniale chinoise affirmer assez tôt son autonomie et son intolérance face à toute espèce de « centre ».
Revenons à notre point de départ. On peut dire que l’affrontement entre les partisans et les adversaires de la Révolution d’octobre a joué un rôle de premier plan dans l’histoire du XXe siècle. Mais dans chaque cas particulier, cet affrontement a présenté des caractéristiques déterminées : si dans des pays comme l’Italie et l’Allemagne on a voulu prévenir la révolution sociale, au niveau planétaire le fascisme nazi a voulu prévenir la révolution anticoloniale et nationale. D’autre part, la conscience nationale très forte stimulée d’abord par l’appel de la Révolution d’octobre aux nations opprimées, ensuite par la lutte contre la réaction fasciste nazie, a favorisé l’émergence de vives tensions nationales dans le « camp socialiste » lui-même. Même à travers de multiples médiations et de façon complètement imprévue, la dynamique « nationale » amorcée par le tournant de 1917 continue à se faire sentir encore de nos jours.
Comme nous l’avons vu, Ernest Bevin constate en 1946 l’existence de trois zones d’influence ou de trois doctrines Monroe. La doctrine Monroe britannique tombe rapidement en crise à partir du développement du mouvement national et anticolonial en Egypte et dans le monde arabe. La doctrine Monroe soviétique s’avère plus durable, consolidée un certain temps par le ciment idéologique. Néanmoins les pays « frères » ne tardent pas à remettre en question le contrôle exercé par Moscou : défection de la Yougoslavie en 1948, invasion de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie en 1956 et en 1968, sans parler du défi, encore plus retentissant que les autres, de Pékin. Même à l’intérieur de l’Union soviétique l’impulsion décisive dans l’écroulement final vient de l’agitation des pays baltes, où le socialisme a été « exporté » en 1939-40.
La doctrine Monroe américaine est certes restée en place. Elle s’est d’ailleurs considérablement étendue. Cependant, même dans son lieu de naissance, l’hémisphère occidental, les signes de crise sont plus qu’évidents. Le rôle joué par la question coloniale et nationale s’est avéré si central dans l’histoire du XXe siècle qu’il se fait encore sentir aujourd’hui. En faisant de la guerre civile internationale son concept central, le révisionnisme historique finit par reprendre un leitmotiv idéologique cher au fascisme nazi, lorsque ce dernier s’imaginait pouvoir unir l’Occident sous sa direction et repousser ce mouvement anticolonial et national qui a tant contribué à sa défaite.
[traduit de l’italien par Aymeric Monville]
[1] H. Kissinger, Diplomacy, Simon & Schuster, New York, 1994, p. 729-30 [Diplomatie, trad. de l’anglais par M.-F. de Paloméra, Fayard, Paris, 1996, p. 661 et 663].
[2] H. Thomas, Armed Truce. The Beginnings of the Cold War 1945-46 (1986), Sceptre, Londres, 1988, p. 296.
[3] S. Z. Freiberger, Dawn over Suez. The Rise of American Power in the Middle East, 1953-1957, Ivan R. Dee, Chicago, 1992, p. 9 et 26.
[4] Henry S. Commager (éd.), Documents of American History (VII ed.), Appleton-Century-Crofts, New York, 1963, vol. II, pp. 647-8.
[5] J. Goebbels, Tagebücher, R. G. Reuth, Beck, Munich-Zurich, 1991, p. 1764 [Journal 1943-1945, choix de textes trad. de l’allemand par D. Viollet et alii, Tallandier, Paris, 2005. Parmi les notes citées dans ce texte, aucune ne figure dans le recueil en français (N.d.T.)].
[6] Cf. D. Losurdo, Le Révisionnisme en histoire, Albin Michel, Paris, 2006, chap. 1, 5 et 4, 2 (pour Nolte), chap. 1, 8 (pour Spengler), chap. 4, 6 et 1, 2 (pour les prises de position de Hitler).
[7] D. Losurdo, ibid., chap. 3, 7 (pour Schmitt) et 5, 6 (pour Hitler).
[8] A. Hitler, Mein Kampf (1925/7), Zentralverlag der NSDAP, Munich, 1939, p. 704-5 et 357 [Mon combat, trad. de l’allemand par J. Gaudefroy-Demonbynes et A. Calmettes, F. Sorlot, Paris, 1934 ; réimpression : Nouvelles Editions latines, Paris, 1982, p. 621, tome 2 et p. 325, tome 1. La traduction étant peu fidèle, nous l’avons parfois réadaptée (N.d.T.)].
[9] J. Goebbels, op. cit., p. 1934.
[10] J. Goebbels, op. cit., p. 1659.
[11] Hitler, ibid., p. 730 [trad. fr., ibid., p. 642, tome 2. Trad. fr. reprise sauf pour “envahissement par les nègres” censé traduire Vernegerung (N.d.T.)].
[12] Non comme un peuple de maîtres mais comme un peuple d’esclaves [N.d.T.].
[13] G. Schreiber, Deutsche Kriegsverbrechen in Italien (1996), tr. it. par M. Buttarelli, La vendetta tedesca 1943-1945: le rappresaglie naziste in Italia, Mondadori, Milan, 2000, p. 21-3 et 32-3.
[14] J. Goebbels, op. cit., pp. 1951-2.
[15] « Discours de l’Empire », 9 mai 1936 [N.d.T.].
[16] C. Schmitt, Theorie des Partisanen (196), tr. fr. par Marie-Louise Steinhauser, Théorie du partisan, Flammarion, Paris, 1992, pp. 280-6.